La psychanalyse : une pratique bourgeoise ?

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texte pour le séminaire Création Psychanalyse Politique

Par Rémi Brassié à Albi le 17 octobre 2003

En préparent mon propos de ce soir je repensais à une conversation avec une amie qui bien qu’intéressée à la psychanalyse la considère comme une pratique bourgeoise. Ce qui m’évoquait la critique un temps portée contre elle en la qualifiant d’idéologie réactionnaire1. J’ai été tenté d’abord de réagir là dessus, puis je me suis dit qu’au moins cette critique mettait l’accent sur ce que je voulais dire : La psychanalyse ne peut pas être sans rapport au politique, puisqu’elle est elle même, dans la cure, une forme de lien social. Il reste à dire en quoi la psychanalyse est concernée par le politique.

Un premier temps de réponse se trouve chez Freud qui indique que le sujet ne s’identifie pas au moi et qu’il n’existe pas sans un certain rapport à l’Autre2. Cela situe la psychanalyse contre l’individualisme. L’individu est davantage un isolât psychologique, indivisé et par là autonome : c’est à dire qu’il fait sa propre loi, pour servir sa jouissance, ceci au mépris de l’autre.

La psychanalyse vise l’émergence et la mise au jour de ce qui n’est pas dans le savoir de l’Autre de ne pouvoir y entrer ni s’y loger. Cette vérité singulière peut se manifester comme symptôme, soit une clocherie qui fait parfois objection à la marche réglée du lien social. Il n’est pas anodin, d’ailleurs, qu’on fasse appel aux psys en tout genre pour essayer de colmater ce qui déborde et trouble l’ordre social. Cet aveu d’impuissance du pouvoir (du discours du maître) à bâillonner parfaitement ses sujets implique que le psychanalyste prenne ses responsabilités sur le plan du politique : son action, je crois ne sera pas sans incidence sur ce plan, qu’il choisisse de se faire l’adjoint des services de l’ordre ou qu’il fasse le pari de la psychanalyse comme ce qui de subvertir le sujet le conduit à prendre lui même ses responsabilités. Ce qui est à distinguer formellement de l’individualisme.

Car le psychanalyste n’est pas pour autant, à mon sens, complice des jouissances particulières dont l’expression viendrait troubler l’ordre public — dans ce cas il serait aussi complice du capitalisme dans le sens où il exhorte à la jouissance. Alors, il serait en opposition pas tant à l’ordre public, qu’au lien social en tant que mode d’organisation de la communauté humaine et ciment de la civilisation. Il œuvrerait contre son propre camp. Le psychanalyste doit veiller à ce que l’analysant se tienne à sa tâche, et à ne pas perdre la visée de la cure. Il ne s’agit pas de ramener la singularité au savoir de l’Autre mais de viser la « différence absolue » pour reprendre la formule de Lacan. La responsabilité du sujet est alors mise en jeu, et c’est à lui qu’appartiendra de trouver les moyens de remettre en circuit dans le lien social ce qui pourtant n’y a pas sa place au départ (puisque ça n’est pas dans l’Autre).

Cette façon de formuler les choses m’évoque l’idée freudienne de la sublimation : que la société puisse recevoir de façon magnifiée les pulsions les moins avouables. Hors, il me semble plus juste de parler de création comme mode de retour dans le lien social de ce qui a priori y objecte, mais aussi comme perspective de l’analyse. Qu’elle vise un effet de création, c’est peut être par là qu’elle est liée au politique. Encore faut il s’expliquer sur ce terme de création.

La création n’est pas pour moi du ressort de la sublimation, parente du refoulement. La création est davantage du côté de la levée du refoulement, et de l’introduction dans le lien social d’un bouleversement de l’ordre établi qui introduira peut être à un ordre nouveau. Plus précisément, je pense à ce que nous disait Catherine Breillat récemment à Albi sur la volonté qu’elle avait en faisant Romance de passer la censure, ou bien de l’obliger à dire pourquoi. Je pense aussi à Pasolini qui avec Salo repousse et franchit une limite pour révéler ce que le regard obstrue de la jouissance3. Chacun, à sa mesure, transmet dans son travail de création une question qui lui est propre et pour laquelle il n’est pas question d’attendre de l’Autre une réponse puisqu’il s’agit, pour reprendre les termes de Mirela Popa « de répondre à une question qui n’a pas été posée », de répondre à une question que nul n’a posée au créateur. Ce qui revient à transmettre un dire singulier, une vérité que d’autres pourront peut être reprendre. Il s’agit que cet acte qu’est la création ne reste pas lettre morte, toute présentation d’une œuvre visant des conséquences, sur lesquelles pour Nicolas Bourriaud elle se juge4. Il s’agit de produire, sinon une réponse, au moins quelque chose qui se transmettant dans le lien social puisse y avoir quelques conséquences d’être ex nihilo (à partir de ce qui n’est pas dans l’Autre) et d’introduire de par son existence à un nouvel agencement du monde — je vous renvoie à ce sujet à l’apologue du potier5. Toute création aura dès lors des conséquences politiques, en forçant à un remaniement du lien social ou en l’interrogeant (cf. Catherine Breillat), en produisant un savoir comme nous le disions avec Philippe Gatto.

Si la psychanalyse a quelque chose à voir avec la création, ce n’est pas du côté de la psychanalyse appliquée. Il me semble plutôt que la psychanalyse a quelque chose à apprendre de la création, qu’elle soit artistique, scientifique ou autre. Lacan y invite le psychanalyste d’une façon tout à fait particulière : « Pour moi, c’est au principe radical de la fonction de ce bel art (il s’agit de la peinture) que j’essaie de me placer 6. » Il ne s’agit nullement d’une psychanalyse de la création, dans le sens de l’application de la première sur la seconde, mais plutôt, pour le dire à ma façon, d’une fraternité ou communauté d’expérience. Et il s’agirait même peut être de l’inverse, soit d’appliquer les ressources de la création à la pratique de l’analyse (Cf. l’hommage de Lacan à Duras, « l’artiste précède »).

Il faudrait dire alors que la psychanalyse vise pour chaque sujet, qu’il soit en mesure de faire ce pas que font les créateurs en franchissant une limite. Cette limite, c’est ce que rencontre le désir, et sur quoi il s’arrête voire cède. En premier lieu c’est la fonction du bien qui sert là de butoir7. Le bien préside pourtant à la politique : en son nom on nous gouverne, et en son nom parfois nous protestons et militons. « Toute politique est bête en ce qu’elle croit dans le bien. Le bien ne saurait régner sur tout, il y a un excès qui ne peut pas être capté par le bien » nous disait François Dutrait8. Il y a tout de même un écart entre la politique comme art de gouverner et le politique en tant que ce qui touche à la cité, au lien social. La politique n’est peut être rien d’autre qu’une prise de position sur le politique. Cette prise de position peut être idéologique : elle est alors une inscription non éclairée dans un discours, et reste toujours du côté de l’Autre. Qu’elle soit subjective dans le sens éthique de la psychanalyse implique de ne pas céder sur son désir, de savoir comment on s’inscrit dans un discours ce qui revient à assumer en connaissance de cause sa différence absolue et s’engager à partir de là.

Toute psychanalyse qui croirait dans le bien serait bête elle aussi, et tomberai pour le coup dans le champ d’une pratique bourgeoise, entendez individualiste. Qu’elle vise plutôt un franchissement, une rupture et qu’elle tende alors vers la création, en fait à mon goût une des pratiques les plus révolutionnaires qui soient. Révolutionnaire parce que son éthique introduit à la dimension du politique sous une toute autre modalité que celle de la justice distributive — au-delà du principe des biens. L’éthique analytique, concernant le désir, résonne pour moi avec la formule de Pasolini qui désirait « Jeter [son] corps dans la lutte »9. Si la psychanalyse m’apprend quelque chose sur ce problème du politique, c’est qu’aucun engagement ne tient si un bout de soi n’est pas mis en jeu (s’il est purement idéologique) : c’est ce dont témoignent certains artistes dont le travail prend valeur de création à mes yeux. Peut-on en dire autant pour les praticiens du politique ?

 

 

 

1 Voir par exemple l’article d’Althusser « Freud et Lacan » dans les Ecrits sur la psychanalyse, ou l’ouvrage collectif de C. B-Clément, P. Bruno et L. Seve « Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique » aux Editions Sociales.

2 Sigmund Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p. 123 : « Certes, la psychologie individuelle a pour objet l’homme isolé et elle cherche à savoir par quelles voies celui ci tente d’obtenir la satisfaction de ses motions pulsionnelles, mais, ce faisant, elle n’est que rarement — dans certaines conditions exceptionnelles — en mesure de faire abstraction des relations de cet individu avec les autres. Dans la vie psychique de l’individu pris isolément, l’Autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais pleinement justifié »

3 Celle qu’il y a à regarder l’horreur qu’il nous dévoile, jusqu’au point où nous sommes complices de ceux qui la commandent : à ce moment là, nous ne regardons plus parce que nous voyons la jouissance qui est en jeu.

4 Nicolas Bourriaud définit de la manière suivant l’esthétique relationnelle : « Théorie esthétique consistant à juger les œuvres d’art en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent. » p.117 de son livre Esthétique relationnelle, Paris : Presses du Réel, 2001.

5 Cf. Lacan J., Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959 1960), Paris : Seuil, Le Champ Freudien, 1986, p.146-147. Le vase, façonné autour du vide introduit une béance dans le réel. Il est façonnement d’un signifiant et comme tel introduit à des conséquences, « source de tout le flot des contradictions dialectiques » dit Lacan, puisque « Toute œuvre est par elle même nocive, et n’engendre que les conséquences qu’elle même comporte, à savoir au moins autant de négatif que de positif. » (p.148)

6 Lacan J., Le séminaire livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris : Seuil, collection Le Champ Freudien, 1973, p.101.

7 Lacan J., Le séminaire livre VII, p.270.

8 Dans son travail sur la question du politique, exposé au Forum d’Albi le 20 mars 2003.

9 Pier Paolo Pasolini, Qui je suis (1966). Paris : Arléa, 1999, p.58.