La Chose révolutionnaire : la psychanalyse ?

La Chose révolutionnaire : la psychanalyse ?

La Chose révolutionnaire : la psychanalyse ?

texte présenté en 2018 lors des rencontres  du collectif psychanalyse et politique à Toulouse, publié sur le site du pari de Lacan.

La révolution en politique consiste à renverser un pouvoir, pour en mettre un nouveau en place. En cela, elle est conforme à la définition astronomique d’un mouvement qui repasse par un point, d’un trajet en boucle (autour d’un axe). Qu’est-ce que la psychanalyse a à voir avec la révolution ? Nous avons choisi de parler à partir de ce signifiant à l’occasion de l’anniversaire de la révolution russe, donc de sa dimension politique. Cependant, il m’a semblé qu’à partir de ce mot, nous pouvions aussi parler de psychanalyse, et ma première association a été une phrase de Freud qui me semble témoigner de la révolution impliquée (voire implicite) par la psychanalyse. « Wo Es war soll Ich werden » : dans un texte de 1955 Lacan montre notamment par cette formule comment l’invention freudienne a été déviée de son exigence première. C’est donc à « La Chose freudienne »1 que je fais écho aujourd’hui.

Le programme lacanien : le retour à Freud

Lacan parle de révolution copernicienne à propos de l’invention de Freud. Il faut y entendre que la boucle en question n’est pas un retour au même mais un progrès – comme il est attendu d’une révolution en politique – qui porte sur la dimension de la vérité que l’invention freudienne de l’inconscient a subvertie. Si ce bouleversement est comparé à celui produit par Copernic au XVIème siècle, c’est d’abord parce qu’il impose un décentrement de l’humain quant à lui-même, et provoque aussi quelques résistances. Il faut noter c’est que c’est aussi du côté des psychanalystes eux‑mêmes que cette résistance se fait sentir par un glissement doctrinal et pratique, que Lacan entend réviser.

Dans ce texte, Lacan argumente son retour à Freud. Il s’agit de redonner son tranchant à la psychanalyse par un retour au texte freudien pour lui redonner une interprétation plus ambitieuse, exploiter ce qui a été laissé de côté et qui pourrait contribuer à la réinvention de la doctrine. Il s’agit aussi de revenir à la pratique originelle, soit de rebrousser le chemin que la psychanalyse a pris après Freud en glissant vers les pratiques adaptatives sous la forme par exemple de l’ego-psychologie.

Tel est le programme de la révolution lacanienne, apparemment plus modeste que la freudienne. Elle s’avérait nécessaire en 1955, mais nous aurions tort de penser qu’elle s’est accomplie et que nous en sommes quittes. Nous avons à poursuivre pour la psychanalyse que nous avons l’ambition de défendre : une psychanalyse qui ne se range pas aux ordres du discours courant (adaptation, objectivation, management des âmes, etc.) et qui soutienne le symptôme, la singularité contre l’uniformisation.

La critique de Lacan vise donc le glissement qui s’est opéré depuis Freud : la psychanalyse est devenue une alliée du succès, du bonheur et de l’individualisme caractéristiques du monde libéral que nous habitons. Pour lui, « l’analyse ne débouche pas dans une éthique individualiste ». Pour Freud, « toute psychologie individuelle est aussi et d’emblée une psychologie sociale »2. Si après Freud cette inscription du sujet dans le social s’est perdue, sommes-nous assurés que la psychanalyse aujourd’hui ne soit pas retombée dans le même travers ? Dans une indifférence en matière de politique ?

Lacan a tenté de sortir la psychanalyse de cette déviance, c’est le sens de la révolution qu’il opère. Cette révolution n’assure aucun acquis. Il suffit de jeter un œil du côté des multinationales de la psychanalyse, de leur organisation et de leur « politique commerciale » (extension de la psychanalyse), jusqu’à une collaboration avérée au rayonnement du néolibéralisme en soutenant à grand renfort de slogans, Jupiter et sa révolution en marche3. Sommes-nous condamnés à une révolution permanente ? À tourner en rond pour nous assurer que ça tourne rond ?

La révolution freudienne : l’inconscient

La révolution freudienne, c’est la découverte de « l’inconscient refoulé » (qui fait retour) qui a pour conséquence que le moi n’est plus maître en sa maison, que « le sujet inconscient est excentrique au moi » comme l’écrit Lacan4. Le champ de la psychanalyse c’est le symbolique, le « district du langage » aussi bien que du symptôme, et c’est là qu’on repère l’égarement qui s’est produit après Freud dans un symbolisme naturel conduisant à l’idée que tout est langage. Il y a là un abus quant à la doctrine puisque la psychanalyse « toujours refait la découverte du pouvoir de la vérité en nous jusqu’en notre chair. » (Lacan, 1955). C’est donc « qu’il y a du véritable » comme dit Lacan, pour ne pas dire du réel.

La vérité mise en évidence par la psychanalyse, c’est ce qui parle, voire que ça parle. Et ce qui fait que ça parle est à situer dans le registre du réel – « ce qui revient toujours à la même place (Séminaire L.VII, 23 décembre 1959), à cette place où le sujet en tant qu’il cogite ne le rencontre pas » (Séminaire L.IX, 30 mai 1962) – en tant que pas tout saisissable par le langage, pas tout analysable. Disons les choses autrement : un sujet ne peut se saisir exhaustivement, se connaître entièrement. Il se méprend, se méconnaît, se pense unifié dans son moi et pourtant ça lui échappe, ça parle malgré lui, ça souffre et se plaint. Es et Ich ne font pas un si bon ménage. « Wo Es war soll Ich werden » écrivait Freud en 19325. La formule nous est parvenue dans une traduction réfutable : « le moi doit déloger le ça », qui indique assez bien l’ornière dans laquelle on a très vite mis la psychanalyse, à savoir une psychologie du moi. Lacan nous a proposé d’en sortir en reprenant la logique de la formule freudienne qu’il traduit plus rigoureusement par : « là ou s’était c’est mon devoir que je vienne à être ». Peut-on dire plus clairement à quelle révolution nous sommes condamnés ? Reprendre place au lieu de l’être, en cessant de démentir le réel, et consentir ainsi à la vérité qui parle en nous. Cette révolution, c’est le trajet d’une cure, rigoureusement détaillé par Pierre Bruno dans son livre Une psychanalyse : du rébus au rebut, dont je vous recommande la lecture. On pourrait aussi désigner ce trajet en disant qu’une psychanalyse va du symptôme (dont on se plaint) au sinthome (dont on se soutient). L’une comme l’autre de ces formulations indiquent un mouvement qui se boucle en un point qui se voit modifié par le mouvement de retour.

C’est ce à quoi la formule freudienne nous invite, inscrivant le procédé révolutionnaire dans son sens copernicien au cœur de l’expérience analytique. La révolution en question est d’abord subjective, il s’agit à minima de réviser sa position. Mais, en suivant Freud, elle ne vise pas l’individualisme puisqu’elle fait cas de l’inscription du sujet dans le rapport à l’autre. Mieux, elle s’appuie sur la prise du sujet dans le signifiant, de son aliénation à l’Autre, de ses déterminations signifiantes qu’elle déchiffre.

Que nous soyons aliénés au signifiant, c’est un fait que l’analyse dévoile. Sauf que le signifiant ne dit rien : il représente un sujet pour un autre signifiant, mais pris isolément, il ne veut rien dire6. Au mieux, les mots mentent et surtout quand on veut leur faire dire notre vérité. C’est le cas de la psychologie et avec elle des psychothérapies, dont la visée est toujours une certaine mise en conformité avec ce qu’on tient pour une vérité objectivable dans le savoir de ce qu’est et doit être un être humain : pratiques d’aliénation pourrait-on dire. La psychanalyse « pour se montrer parente de toute une gamme d’aliénations, […] les éclaire » dit Lacan. Le déchiffrage de l’inconscient permet de mettre au jour les coordonnées du fantasme donc du rapport à l’autre et à l’objet, et de saisir via la ronde des signifiants maîtres l’aliénation à l’Autre. Sans ce déchiffrage, pas de traversée possible, la condition première étant de consentir à la règle fondamentale.

On doit donc se soumettre à la règle analytique, mais cette soumission à laquelle consent l’analysant ne doit pas être pour l’analyste sa principale visée : il a à organiser les conditions pour une sortie possible, soit consentir à son renversement. Si le procès de la cure est un mouvement révolutionnaire au sens copernicien, l’analyste y contribue si et seulement si il consent, lui, à y occuper la place du rebut (Pierre Bruno). Si nous ramenions ce principe dans le domaine ordinaire des relations de pouvoir, l’analyste serait un maître assez particulier qui ne peut réaliser son projet qu’à la condition de mettre en œuvre la perte de son pouvoir. J’espère que vous saisissez comment quelque chose de l’ordre de la politique est à l’œuvre au cœur de l’expérience de la cure. Y a-t-il là des conséquences à tirer pour ce qui concerne la politique ? Je crains qu’il ne suffise pas de s’en inspirer, une telle position n’est sûrement pas tenable sans une cure parvenue à son terme.

La psychanalyse et la politique

Alors, quelle portée la psychanalyse peut-elle bien avoir dans le monde ? Si une psychanalyse est d’abord une affaire privée, elle concerne le monde dans lequel nous vivons (en tant que réponse au malaise, pour ne pas dire réaction au libéralisme) aussi bien qu’elle est concernée par lui (elle se doit de ne pas ignorer « la spire de son époque », et le psychanalyste est censé pouvoir « rejoindre la subjectivité de son époque »7).

Certes, elle ne vise pas à révolutionner le monde, mais elle propose à ceux qui sont candidats à la cure une révolution qui ne les changera pas, mais qui leur permettra de faire de leur symptôme une solution vivable pour eux‑mêmes et pour le lien social : tout sera donc changé pour eux. L’opération a un effet sur la jouissance qui dans sa forme première de « chemin vers la mort » (Séminaire L.XVII) prendra une valeur nouvelle qui permettra d’aimer la vie (le symptôme devient aimable une fois qu’on cesse d’en jouir pour s’en servir). Le produit d’une cure ne concerne que les quelques uns qui s’y engagent, ce qui laisse de la marge pour une incidence politique de la psychanalyse. Faudrait-il pour autant qu’elle soit généralisée ? « Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, – ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains. »8 disait Lacan en 1973 dans son intervention télévisée où il insistait sur le fait qu’il ne réprouve pas la politique9. Ni lui ni Freud10, ne se sont jamais montrés indifférents à la politique. Ceci dit, ni l’un ni l’autre ne sont connus pour être des révolutionnaires. Si la psychanalyse intéresse la politique, ce n’est pas simplement du fait qu’elle se propose comme une révolution privée, mais parce qu’elle ne peut se concevoir hors du monde dans lequel elle s’exerce. Voire même, comme le suggérait Marie‑Jean Sauret à notre séance d’avant les vacances, qu’elle soit une (ou la) condition de la démocratie. Ce qui peut faire écho à cette formulation du Manifeste : « …le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »11. On y entendra que l’universel ne saurait être satisfait si le singulier n’y trouve pas lui aussi son compte : en somme, un bel encouragement du symptôme !

La psychanalyse n’a pas vocation à diriger une révolution du peuple. Sa vocation première pour le dire d’une manière qui peut surprendre ceux qui ne sont pas familiers de la question, c’est de produire des analystes. Pas simplement d’écouter ce qui souffre, en quoi elle ne serait pas différente de la psychothérapie, mais de permettre à son terme l’émergence de l’analyste et de son désir, du Saint comme dit Lacan, en tant que « rebut de la jouissance »12, soit la condition pour pouvoir supporter de se faire pour le sujet de l’inconscient, la cause de son désir, et donc de pouvoir mener des cures. L’enjeu n’est pas la pérennité de la pratique de la psychanalyse, mais le maintient du discours analytique en tant que c’est le seul dont nous disposons pour que l’inconscient soit écouté de manière éclairée, dans la cure et hors cure. L’inconscient qualifié de « travailleur idéal » par Lacan, n’ex-siste qu’au discours de l’hystérique. Ce travailleur idéal dont Marx a fait « la fleur de l’économie capitaliste dans l’espoir de lui voir prendre le relais du discours du maître », c’est la politique : « l’inconscient c’est la politique13 », formule que nous relevions avant les vacances et dont Jean-Louis Sous a fait un commentaire attentif dans son livre14 qui lui est aussi est à lire.

Si la psychanalyse a quelque chose à faire avec la politique, c’est parce qu’elle propose un autre traitement de l’inconscient. Un autre traitement que celui entrevu par Marx selon Lacan, mais aussi un autre traitement que tous les autres discours. Il ne s’agit plus que de le déchiffrer pour mettre à jour l’économie subjective – au sujet de laquelle Jean-Louis Sous montre comment Lacan via Marx en a renouvelé l’abord. L’économie subjective doit s’entendre comme le jeu des investissements du sujet, comme la façon dont il est investi par les agencements institutionnels (l’Autre) et leurs rapports. La formule de Lacan, « l’inconscient c’est la politique », renvoie pour Jean-Louis Sous « le sujet […] aux régimes pulsionnels de son (a)ssujetissement et à ses modalités de complaisance ou de résistance (intimidation, humiliation, discrédit, résignation chantage, placardisation…). Là serait le droit de cité du sujet. » (p.26). Disons le autrement : une cure, au‑delà de sa dimension thérapeutique (puisque ceux qui y viennent sont quand même en souffrance), remet au sujet la responsabilité de son inconscient, soit de sa politique. Là où la psychothérapie vise l’éradication du symptôme, la psychanalyse conduit plutôt le sujet à en faire quelque chose (d’autre qu’une plainte) qui tire les conséquences de l’économie subjective mise à jour. L’opération psychanalytique produit un effet au niveau de la valeur si on suit la logique déployée par Jean-Louis Sous, « qui s’avère représenter un autre registre de la dimension du sens »15. Cet effet est de l’ordre d’une extraction, d’une chute, qui permet de mettre un bord (ou un terme) à la quête jusqu’alors infinie du (jouis-)sens et donc un délestage (de jouissance, au niveau)16 de la valeur.

Nous pourrions relever encore longtemps les occurrences dans les écrits psychanalytiques des implications politiques de notre discipline. Il y aurait un réel intérêt à faire ce travail, mais pour l’heure, une question s’impose : comment transmettre ce qui pour nous est sensible du fait de notre fréquentation du divan ? Cette transmission est‑elle vraiment possible ? Lacan a inventé la passe pour tenter de cerner ce qu’une analyse produit comme désir de l’analyste : on peut l’envisager comme une tentative de « transmettre hors divan ». Il y a probablement un travail de cet ordre à produire, de l’ordre du témoignage. Témoigner de notre rapport à la psychanalyse comme théorie mais aussi dans sa pratique, dans sa prise dans le monde. Faire un effort de transmission et de rigueur en faisant le pari que ceux qui veulent bien nous entendre ou parler avec nous sauront se saisir de ce qui peut leur permettre d’avancer dans leur champ de savoir. L’enjeu, au-delà du constat et parfois de la plainte, est d’engager un travail qui contamine en dehors du cadre de la cure et qui vise une sortie possible du capitalisme (sortir du capitalisme, ou bien le sortir de soi comme l’avance Pierre Bruno). Ne pourrait-on pas dire qu’il s’agit de faire école ? Pas dans le sens d’établir un savoir magistral, mais de nous risquer à une parole dont l’élaboration puisse avoir pour d’autres des conséquences, qui permette de s’orienter pour prendre position dans le monde. Cela passe par un retour aux concepts fondamentaux, pour les rendre transmissibles autant que pour les requestionner. Car si la dimension politique de la psychanalyse lui est intrinsèque, c’est sûrement dans son élaboration la plus exigeante qu’il faut s’engager pour en faire la démonstration. Et au-delà des constats et des idées, peut-être pourrons‑nous tirer des conséquences qui renouvellent aussi bien la psychanalyse que le lien social ?

Albi le 17 octobre 2017

Post-scriptum :

Nous envisageons de donner à notre collectif la forme d’un séminaire pour répondre à ce désir de transmission et d’échanges pluridisciplinaires, un séminaire au sens (étymologique) de pépinière où il s’agirait que chacun sème ses graines avec l’intention que ça pousse (être poussé par ses graines, et que ça pousse aussi les autres). J’y rajouterai l’invitation à suivre les travaux qui se tiennent l’après‑midi sur la proposition d’Élisabeth Rigal et Fabienne Guillen, sur la question du symptôme.

1in écrits, Paris, seuil, 1966.

2« Psychologie des foules et analyse du moi », 1921.

3Lire les Lacan quotidien de la période de la dernière campagne électorale.

4dans ses « Notes en allemand préparatoires à la conférence sur la Chose freudienne » (Pas-tout Lacan, site de l’ELP)

5Dans les Nouvelles conférences sur la psychanalyse

6Banane, exemple emprunté à Marie‑Jean Sauret, renverra selon le contexte au rocker, au fruit, au sourire, ou bien sera une qualification un peu moqueuse.

7« Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966. p.321

8Jacques Lacan, Télévision (1973) in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.520.

9Idem, p.517.

10cf. « Pourquoi la guerre », ou encore le Malaise dans la civilisation.

11Karl MARX – Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions Sociales, classiques du marxisme, édition bilingue, 1972, p 89.

12Télévision, p.517 des Autres écrits.

13J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, leçon du 10 mai 1967

14Jean-Louis Sous, Lacan et la politique (De la valeur), Toulouse, Érès, 2017

15Idem, p.105.

16Parenthèse rajoutée après l’exposé le mot « délestage » ne me paraissant pas exact.

Vers une troisième modernité

Vers une troisième modernité

Vers une troisième modernité

À propos de La bataille politique de l’enfant1 par Marie-Jean Sauret.

Ce livre, au-delà de l’enfant, traite de l’infantile, de l’enfant que l’adulte parle sur le divan, de la structure (« ce qui ne se développe pas »1). Il est l’occasion de repréciser la question de la structure comme celle du Discours Capitaliste, pour entrer dans le débat de cette bataille politique de l’enfant.

De la structure, retenons la double naissance de l’humain, biologique d’abord puis au langage. C’est l’opération d’interprétation par la mère du cri du nourrisson qui le fait naître pour la deuxième fois : comme sujet. Dès lors baigné dans le langage, le petit humain est voué à se poser la question de ce qu’il est. La filiation est une première réponse : être fils ou fille de, et la famille la première invention humaine pour répondre de son existence.

Mythes et religions ont d’abord fourni le fondement ontologique de la question propre au psychique. L’avènement de la science est celui de la certitude objective. Avec elle, la religion est mise à mal pour répondre de l’être, et la subjectivité se trouve rejetée de la réponse. La science ouvrira au libéralisme philosophique et politique, soit à la libération des humains de leur soumission à la croyance : le père comme figure d’autorité est mis en question. La vérité objectivée sera la première modernité, accompagnée d’un autre libéralisme : économique.

C’est la collusion de la science (qui exclut la subjectivité) avec le libéralisme économique (qui érige la valeur et le calcul comme fondement du lien social en place des religions) qui produira le Discours Capitaliste. Celui-ci n’est pas sans incidences sur la subjectivité, et c’est avec ce sujet aux prises avec ce lien social que Freud invente la psychanalyse. Il découvre comment les humains se sont inventé une religion privée, la névrose, pour pouvoir vivre dans ce monde moderne. Nous n’en sommes plus au temps de Freud et Lacan nous rappelle Marie‑Jean Sauret, au point que certains parlent désormais d’une « nouvelle économie psychique » (Lebrun et Melman) à la suite de l’invention du concept d’état limite. On constate une mutation du monde et de la subjectivité, devenus calculables par un savoir de forme paranoïaque. L’incidence s’en fait sentir sur chacun qui doit faire face à la question subjective malgré un recours à l’œdipe et la castration rendus difficiles. Y a‑t‑il vraiment de nouveaux sujets ou de nouveaux symptômes, ou bien de nouvelles modalités de l’accueil de la parole à inventer ?

Dans ce moment dit postmoderne, et que Marie‑Jean Sauret épingle du terme de « deuxième modernité »1 pour ouvrir à « une troisième »1 qui est à inventer, les sujets sont plongés dans un univers qui fait promesse d’une jouissance possible et y pousse. Les effets sont multiples et Marie‑Jean Sauret nous en rend sensibles quelques uns : l’enfance généralisée dénoncée par Lacan, la maltraitance des enfants (Marie‑Jean Sauret nous demande si nous aimons les enfants, et au-delà la vie), les modalités nouvelles que des sujets inventent pour tenir dans ce monde (branchement sur l’objet, retrait du monde, etc.). Pour que ces effets laissent au sujet une chance de ne pas y laisser sa peau, ils ont besoin d’être interprétés, ou supposés être des modalités de protestation ou de résistance subjectives pour être constitués en symptôme. La psychanalyse dans ce monde sans limite, pourrait bien être la seule chance possible pour les sujets en souffrance. À condition de ne pas se laisser prendre dans le piège du scientisme.

Marie‑Jean Sauret nous invite, face au constat d’un monde qui court à sa perte, à réinventer la psychanalyse pour qu’elle soit à la hauteur des enjeux subjectifs de notre époque, et au-delà, à penser ce que pourrait être « une troisième modernité »1 et ce qui pourrait prendre le relais du psychanalyste. Ce livre ne paraît pas se soucier d’assurer l’avenir de la psychanalyse, mais plutôt celui de la substance humaine (pour reprendre ici cette expression de Lacan chère à Michel Lapeyre). « La psychanalyse au chef de la politique », formule de Lacan (livre XVIII) que nous avons coutume d’entendre, prend ici tout son sens : ce livre n’est pas en effet un plaidoyer pour la psychanalyse qu’il ne s’agit pas de faire primer sur la politique. Et c‘est sûrement via le « génie de la structure »1, sans négliger de se mettre à l’école du psychotique (qui en connaît un rayon pour ce qui est de faire autrement qu’avec l’œdipe et la castration), que le lecteur de ce livre pourra le prolonger dans « une pensée qui ne serait pas trop coupée des actes »1, vers cette troisième modernité où la politique ferait cas de la psychanalyse ou mieux : du symptôme.

Rémi Brassié, Albi le 7 août 2017 – publié dans l’être du pari n°2 (aout 2017), bulletin du pari de Lacan

1Marie-Jean Sauret, La bataille politique de l’enfant, Toulouse, Érès, 2017.

Thierry Boyer – après-coup

Thierry Boyer – après-coup

Thierry Boyer – après-coup

28 mars 2014 : Le travail révèle la pensée. Cette phrase de Thierry Boyer a été pour moi un cadeau précieux qui résonnera encore longtemps. Son exposé en a été la démonstration. Démonstration d’une distance critique à son oeuvre qui lui permet de nous transmettre ses questions. La dialectique du fort et du fragile s’impose dès ses premières sculptures : le verre et l’acier y sont conjoints dans un rapport très intime. Le fort semble tenir du fait du faible. Le verre et l’acier sont des matières qui font écho à son environnement d’alors, chargé d’une histoire industrielle. Ces oeuvres, fortes, sont très élégantes et très impressionnantes. Thierry Boyer ous a indiqué comment des résidences et des déménagements ont produit des changements dans son travail pour arriver aux germinoscopes qu’il explore actuellement. La métaphore industrielle a fait place à une approche plus contemplative de la nature convoquée dans des petites cellules où a lieu l’observation dont résultent photographies et vidéos présentées au Frigo. Les photographies d’insectes prises en macro m’ont paru énigmatiques d’abord. Mais mises en regard avec cette sculpture qu’est le germinioscope, elles prennent une autre dimension. Donnée brute de la concentration de la vie naturelle sous l’oeil de l’appareil photo, dans cette serre que je me suis mis à comparer au loft de la télé-réalité.

Cette métaphore a déjà été donnée à Thierry Boyer, pour qualifier sa recherche de travail sur la vacuité. Il n’est bien sûr pas question de ça. Et si cette métaphore persiste dans mon idée bien que je la trouve bête, il me faut en dire un peu plus. J’ai l’intuition que ce travail interroge précisément le regard. Là où la télé-réalité le sature de ce dont il serait en appétit (tout voir), le travail de Thierry Boyer lui propose de voir d’où il regarde. La référence à l’entomomogie questionne la place du regard du scientifique (mon travail le plus high tech disait Thierry Boyer), et peut-être plus largement de la façon dont la science par souci d’objectivation, exclu que le chercheur soit inclu dans le regard. Faute de quoi il ne voit pas l’effet de sa présence sur ce qu’il regarde. Les photographies de Thierry Boyer ne proposent pas une vision objective de leurs sujets. Elles sont plutôt des portraits dans tout ce que ça a de subjectif. Plusieurs de ces portraits semblent même nous regarder : des grappes d’oeufs paraissent des yeux, les leurres sur certains papillons. Le grossissement de ces petites bêtes les rend apparemment plus fortes. Le germinoscope permet en les capturant de les mettre dans des conditions de lumière qui permet une capture photographique forte. Le germinoscope rend fort ce qui est faible et fragile, ce qui est rare comme le sphynx du chêne qui n’apparaît que quelques jours par an. Les insectes, si je ne me trompe pas, font partie des espéces les plus anciennes : fragiles certes, mais résistantes. On retrouve donc cette question qui s’affirmait avec évidence dans la sculpture, sous une forme plus complexe. Thierry Boyer nous expliquait d’ailleurs comment ce travail ouvrait pour lui de nouveaux territoires d’exploration. Se tenir à ses questions, y travailler sans relâche, c’est sûrement ce que les artistes nous montrent le mieux. Je trouve cela toujours émouvant. Emouvant parce que cette détermination sans faille qui peut se passer de l’analyse (tout en étant parente de celle-ci) est à mes yeux ce qui donne force à la vie. Pas (simplement) à celle de l’artiste, mais à quiconque veut bien consentir à ce que le travail (de l’artiste) révèle la pensée.

Je finirai sur les polypores. Dans son observation de la nature, Thierry Boyer a réalisé une série d’empreintes de ces champignons. Elles évoquent sans équivoque des tranches de cerveau issues de l’imagerie médicale. Thierry Boyer me disait après-coup qu’il était curieux de savoir ce que des psychanalystes pouvaient en dire. Je lui ai répondu que Lacan s’amusait parfois à dire qu’il pensait avec ses pieds. Ma réponse ne m’a pas satisfait, aussi je la complète. La biologie et la neurologie sont devenues des sciences reines dans le champ du psychique. L’imagerie cérébrale sert à déceler divers troubles, on les scrute comme on le ferait dans le marc de café pour y trouver révélation de certains tourments de l’âme. Je trouve finalement que la production de ces images imaginaires de cerveau, extrêmement poétiques, est une sorte de question adressée à notre époque si soumise à l’image. Au point que l’image du cerveau supplante ce que chacun peut dire de lui. Ramené à sa dimension organique et détachée de son origine humaine, ce cerveau issu d’un champignon dit à quiconque le regarde que l’objet qu’on voit dès lors qu’on interprète est avant tout celui qu’on imagine. L’organe cerveau n’est rien d’autre qu’un organe, réel mais sans parole. Ce qui parle est ailleurs, dans le travail qui révèle la pensée. L’exposé de Thierry Boyer nous a permis de saisir d’une manière limpide son invitation au travail de la pensée. Mais aussi pour reprendre le coeur de ses questions, à scruter, mettre en valeur le faible, le pousser dans ses retranchements, pour en révéler le caractère essentiel, nécessaire et probablement très solide. Il me semble qu’en ce sens, son intention est très parente de celle du psychanalyste.

Post-scriptum le 7 juin 2014 : J’ai écrit ce texte le lendemain de la rencontre au Frigo1. En le saisissant dans mon ordinateur aujourd’hui, j’entends cette phrase qui m’est restée dans l’oreille autrement encore, ou plutôt, j’éprouve le besoin de mettre en valeur un point de vue qu’elle me semble introduire. Le travail révèle la pensée : peut-être qu’il faut entendre aussi que ce n’est pas la pensée qui produit ce travail, mais qu’elle est le fruit du travail, qu’elle n’est pas saisissable sans travail certes, mais qu’elle ne se produirait pas sans lui. Le travail permettrait le pensable. J’insiste là-dessus pour au moins deux raisons. D’abord j’y vois un lien évident avec la pratique de l’improvisation qui m’intéresse au plus haut point. Mais aussi parce que cette façon de voir subvertit l’idée que nous avons trop facilement que la pensée précède et rend possible un travail. Là aussi, on peut voir une parenté avec la psychanalyse qui encourage le travail de parole pour saisir la pensée à l’oeuvre.

Rémi Brassié

séminaire Création Psychanalyse Politique

1Thierry Boyer, dans le cadre de son exposition au Frigo a bien voulu répondre à l’invitation du séminaire Création Psychanalyse Politique, pour venir nous parler de son travail et échanger avec nous.

Ce texte a été publié dans le cahier de résidences 2013 du musée du verre centre d’art de Carmaux.

Mon expérience de Salo : entre Image et Réel.

Mon expérience de Salo : entre Image et Réel.

Mon expérience de Salo : entre Image et Réel.

texte pour le séminaire Création Psychanalyse Politique

Par Rémi Brassié à Albi le 20 mars 2003

J’ai vu Salo il y a peu de temps. C’est une expérience particulière, éprouvante, dont j’ai souhaité vous parler puisqu’elle touche à ce que nous faisons là. Voici donc quelques mots de mon expérience de Salo.

Si avec la Trilogie de la vie il m’avait semblé que Pasolini démontrait que la castration est ce qui permet au désir (la chaîne signifiante) de tenir bon devant la jouissance, Salo nous amène à une autre limite, franchissant un pas qui nous fait sentir combien cette limite entre le champ de l’humain et son au-delà (c’est peut‑être le réel) est fragile. Là, plus rien ne tient. Si bien que je pensais après la séance : Voir Salo et mourir, avec la simple idée que cette formule aux accents touristiques prenait ici un tout autre sens. Bien sûr, la mort rôde dans ce film, elle est là dès le départ à l’horizon du jeu sadique initié par quatre personnages dont on aimerait tant ne pas faire la rencontre. Mais c’est déjà trop tard. La mort est là à l’horizon, mais il faut préciser qu’elle n’est pas l’objectif du jeu sadique, elle en serait plutôt l’échec. Tout ce qui est visé, c’est la jouissance — la mort en priverait prématurément le sadique.

Voir Salo et mourir, c’est une façon de dire que la pulsion de mort est convoquée, la pulsion de mort au sens que Lacan nous indique d’être une volonté de recommencement à partir de rien[7].

Tout le procès du film est fait pour nous piéger par là où, dans la situation de voir une œuvre cinématographique, nous désirons : au niveau du regard. On sait que ce sera insoutenable : parce que la règle est posée dès le départ, d’aller jusqu’au bout. Mais aussi parce que d’autres, qui ont vu avant nous, ont eu la délicatesse de nous prévenir. Mais on essaie d’y croire, croire que tout de même, il y aura quelque chose pour sauver la situation. On essaie d’y croire contre notre conviction que tout cela ne peut que mal finir, ou plutôt finir dans le mal.

Pendant près de deux heures, je me suis demandé ce qu’au fond il y avait de si horrible dans ce film, tout en sachant de par les indications que Pasolini nous y donne autant que par les avertissements d’amis, ce à quoi je pouvais m’attendre : un long et lent chemin de tortures, une progression fermement décidée à ne pas céder sur la volonté de jouissance.

Alors, ces images d’horreur absolue sont arrivées. Je ne crois pas que quiconque puisse garder les yeux ouverts devant ce spectacle. Pasolini nous force à fermer les yeux, mais pour mieux voir : d’où nous regardons.

Rien ne nous dit quand nous pouvons les ouvrir à nouveaux. Pour ma part, il m’est arrivé de les ouvrir pour aussitôt les refermer puisque Pasolini ne nous épargne en rien et nous offre des images que je dirai du réel, nous présentant une jouissance sans bornes où les corps sont mutilés au seul principe de la volonté de (d’en) jouir de celui qui regarde. Celui-là, c’est un des quatre qui, assis derrière une fenêtre, contemple de loin avec ses jumelles, le carnage. C’est à travers ces jumelles que Pasolini nous donne ces images. Si bien que je n’ai pas tardé à m’apercevoir que je regardais de la place de ce fasciste qui depuis le début ne manquait pas de m’écœurer, et à propos duquel j’avais un jugement sans appel : c’est un salaud. Voilà au fond où l’horreur devenait radicalement insoutenable en même temps qu’elle éveillait un certain désespoir : j’étais depuis le début du film, depuis même que j’avais décidé de le voir, bien longtemps avant la séance, dans la position de celui qui derrière la fenêtre, se délectait d’un spectacle horrifiant. Ce constat m’amenait à penser que face à ce problème, j’étais seul, que je devais en répondre. Il me semble que cette expérience peut précipiter pour un sujet ce qu’il va rencontrer dans sa cure, à savoir la solitude dans laquelle il se trouve au moment de répondre de son désir, de sa position face à la jouissance, puisque là-dessus, sur ce que nous sommes, l’Autre ne répond pas. (Je crois d’ailleurs que la précipitation que provoque ce film peut être, pour celui qui n’y serait pas encore, précipitation à demander une analyse.) Voilà peut‑être une explication de la formule lacanienne selon laquelle l’artiste précède. Pasolini en sait quelque chose de la nécessité de répondre pour soi de ce qu’on est, et y invite celui qui veut bien le suivre.

Si cette œuvre nous enseigne, elle nous enseigne à ne pas être trop assuré de notre propre humanité (laquelle a toujours dans son fond, quelque chose d’assez nauséabond). Cette œuvre nous pose d’une façon magistrale la question du rapport que nous entretenons avec la jouissance, la jouissance en tant qu’elle est comme le disait Lacan (reprenant Freud et Sade) un mal pour le prochain[8]. « Qu’as‑tu fait de ton mal ? », voilà cette question que Pasolini nous adresse, la question éthique pour l’analyste comme le disait Michel Lapeyre à qui j’emprunte la formule. C’est là que la pulsion de mort intervient en tant que nécessité de recommencement, nécessité de toujours refaire le pas qui nous a fait entrer dans l’humanité. Car nous ne sommes jamais assurés d’y être toujours si nous ne nous efforçons pas de réinventer notre rapport au monde, ou en d’autres termes de créer, de faire passer la jouissance au signifiant ce qui revient à un renoncement à son endroit. Il y a donc des conséquences éthiques à tirer de cette expérience qui consiste à se faire spectateur de Salo.

J’ai été particulièrement sensible au fait que Pasolini a choisi la voie du regard et de l’image pour sa démonstration. Comme s’il y avait là un médium plus propice que l’écriture pour nous faire sentir combien la question de notre rapport à la jouissance est une question cruciale tant sur le plan individuel (versant éthique) que collectif (versant politique), les deux se trouvant dans cette œuvre inextricablement liés.

Ce choix de l’image, d’interroger son spectateur sur son rapport au regard, m’a évoqué une autre rencontre avec une œuvre cinématographique. Il s’agit de Funny Games, par Michael Haneke, qui travaille sur ce problème de l’image dans son rapport à la violence, à la jouissance on pourra dire. Là aussi, l’expérience de ce film ne m’avait pas laissé tranquille. Pasolini, Haneke, voilà deux artistes qui savent mettre à l’épreuve la subjectivité de ceux qui deviennent leurs spectateurs par le simple moyen d’une projection, de la mise en présence de l’un avec des images. Peut‑être est‑ce une expérience du beau ? Je ne saurais pas répondre. Mais la question qui se précise pour moi, c’est le rapport que nous entretenons avec les images. Quelque chose du désir peut s’y transmettre. C’est une transmission qui d’ailleurs, avec Pasolini, ne rate pas. Avec Salo, il pose un acte qui ne peut pas être sans conséquences pour un sujet mais aussi pour le lien social (notez qu’il en paye le prix fort puisqu’il y laisse sa peau).

Ce film ouvre donc pour moi des perspectives de travail, où les thèses de Nicolas Bourriaud pourraient peut‑être nous donner quelques lumières. Perspective d’un travail que pour l’instant je rangerai sous le titre du rapport de l’image et du réel, avec l’idée (soufflée par Pasolini) que l’image nous met en présence du réel par une autre voie que celle de la représentation. A la seule condition qu’elle nous interroge sur la place d’où nous regardons. Ce qui implique d’avancer un peu plus sur la définition du statut de l’image. La surabondance des images vient peut‑être noyer l’image, la ravalant au titre d’illustration en lui enlevant le pouvoir d’évocation par lequel elle peut nous éveiller au monde. Ceci reste à débattre et à poursuivre.

L’éthique analytique et la fonction du tableau (Ou le beau et le regard dans le rapport de l’homme au réel)

L’éthique analytique et la fonction du tableau (Ou le beau et le regard dans le rapport de l’homme au réel)

L’éthique analytique et la fonction du tableau (Ou le beau et le regard dans le rapport de l’homme au réel)

texte pour le séminaire Création Psychanalyse Politique

Par Rémi Brassié le 23 janvier 2003 à Albi

Lacan avoue, concernant ses rapports à la peinture, une certaine ambition : « Pour moi, c’est au principe radical de la fonction de ce bel art que j’essaie de me placer[1]. » Il me semble qu’à essayer de cerner ce principe, nous serons amené à apprendre de l’artiste et à en tirer les conséquences au niveau de l’éthique analytique. Laquelle « s’articule, d’une orientation du repérage de l’homme par rapport au réel[2]. » Voilà ce que je veux essayer de montrer : en quoi la fonction de la peinture est parente de l’éthique analytique.

L’éthique analytique : du désir au réel.

Dans un premier temps, pour éclairer la question du rapport au réel en tant qu’il concerne l’éthique analytique, je reprendrai quelques repères du séminaire que Lacan a tenu sur L’éthique de la psychanalyse. Il y met en valeur la notion de das Ding en tant que chez Freud c’est, dans le rapport à l’objet, quelque chose qui concerne la catégorie de réel. Lacan essaie de cerner ce champ de das Ding comme « ce qui du réel pâtit du signifiant (VII‑142) », le premier extérieur (VII‑64 & 65). On entend, là derrière, la notion d’objet perdu de Freud. Lacan aura de nombreuses formules pour resserrer ce champ de das Ding et le faire apparaître comme l’au-delà du principe de plaisir, à savoir un champ infranchissable (VII‑252). Devant lui, le désir de l’homme, qui oriente toute son expérience, rencontre une barrière. Et cette barrière tient à ce que la jouissance nous demeure interdite, que l’objet perdu freudien l’est irrémédiablement. Il n’y a de sujet que séparé de son objet, c’est‑à‑dire dans l’incomplétude.

Le bien…

C’est sur cette limite que Lacan fait intervenir les notions de bien et de beau. Le bien c’est la première limite pour le désir. Dans le champ lacanien il se caractérise plus par sa valeur de jouissance que par sa valeur d’usage. On peut donc en disposer ou les défendre, ce qui revient toujours au même : se défendre d’en jouir (VII‑270). C’est en cela que le bien dresse une muraille puissante sur la voie de notre désir (VII‑270). Et qu’il n’est qu’un leurre quant à la satisfaction recherchée. Le potlatch, ce fait social dont nous parle Marcel Mauss[3] et que Lacan évoque dans son séminaire, témoigne d’ailleurs d’une manière particulière de maintenir le désir en reculant devant les biens, en y renonçant ou en quelque sorte, en renonçant à la jouissance qu’ils recèlent. A ce niveau des biens, parce qu’ils fournissent matière à répartition et constituent le domaine de la naissance du pouvoir (VII‑269), on voit se poser le problème du politique. C’est un champ à explorer : le bien, dans le registre de l’expérience humaine appelle en lui‑même à une régulation de la jouissance.

Le beau va au-delà du principe du bien. Il permet de franchir une limite pour approcher ce qu’il y a derrière ce que vise le désir. A condition de répudier un certain idéal du bien, l’homme peut pousser son approche du monde, du réel, un peu plus loin.

…et l’au-delà du principe du bien.

Le beau est quelque chose qui intimide le désir. C’est par le terme d’outrage que Lacan marque le franchissement du désir à ce point, outrage auquel le beau demeure insensible : la barrière ne s’ouvre pas (VII‑279). Ce franchissement n’est pas complet, sans quoi il correspondrait à l’abolition du désir. Mais si Lacan parle de franchissement, c’est que le beau nous fait signe de quelque chose. Ce sont les souliers de van Gogh qu’il évoque parce qu’ils « nous font signe d’intelligence, situé très précisément à égale distance de la puissance de l’imagination et de celle du signifiant (VII‑343) », signe qu’habituellement nous rêvons j’ajouterai. La fonction du beau est de nous éveiller et de nous accommoder sur le désir en tant qu’il est lié à une structure de leurre, c’est‑à‑dire le fantasme (VII‑280). Cet éveil a quelque chose d’insoutenable, puisqu’il nous indique « la place du rapport de l’homme à sa propre mort », dans un éblouissement (VII‑342). La pulsion de mort ici convoquée est à entendre comme volonté de recommencement à nouveau frais, de création à partir de rien, mais pas simplement comme on le dit parfois assez facilement du côté de la tendance au retour à l’inanimé (VII‑251).

Que le beau nous éveille, c’est par là qu’il touche à la mort puisque l’éveil pour Lacan est du côté de la mort[4]. C’est un repère dans la clinique en même temps qu’une indication précieuse pour apprécier que le beau tel que Lacan nous en parle, n’a rien à voir avec la joliesse des choses. Le beau est de l’ordre d’une fonction qui nous introduit à ce qu’il y a à l’horizon du désir comme point de réel — réel devant lequel le beau nous arrête. Le réel, je vous le rappelle est du côté de l’impossible, voire « l’impossible à supporter[5]. » C’est le petit bruit qui témoigne que nous ne rêvons pas (XI‑49). Sa rencontre, si elle ne se dialectise pas dans le signifiant, traumatise.

Voilà jusqu’où nous conduit cette dimension du beau. Au bord du gouffre du réel, là où nous ne pouvons plus rien dire car nous retrouvons la complétude du réel qui, par définition, est plein[6].

A ce point de l’exposé, il faudrait poser la question de savoir si dans le domaine de l’art on fait usage de la notion de beau, et de ce qu’on en fait. Savoir ce qu’est le beau pour l’art en somme. Il y a là déjà des questions à poser à ceux qui peuvent nous enseigner sur ce sujet. Mais il nous faut poursuivre sur la fonction du tableau, de la peinture, selon Lacan, puisqu’il invite l’analyste à se placer à ce niveau-là. Il s’agit donc de reprendre les choses sous une autre perspective qui est celle du regard, dans le champ analytique. Le beau ne me semble pas loin de ce qu’on rencontre dans le problème du regard. Le regard, il faut le distinguer de l’œil. Lacan à ce propos parle de schize à savoir « ce qui nous fait appréhender le réel, dans son incidence dialectique, comme essentiellement malvenu (XI‑67). »

La fonction de la peinture : regarder ou voir.

Pour Lacan, la fonction de la peinture a à voir avec le regard, ce qui n’a rien de surprenant si on pense qu’un tableau est plus ou moins fait pour qu’on le regarde. Il résume cette fonction, pour toute une partie au moins de la peinture — sans prétendre s’exprimer comme critique — par une petite formule que pourrait avoir le peintre à l’endroit de celui qui viendra devant sa toile : « Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ça ! » La fonction de la peinture repose donc entièrement sur la schize de l’œil et du regard. Il s’agit de donner à voir à l’œil en invitant celui qui est devant le tableau à déposer là son regard, comme on dépose les armes (XI‑93). Il me faut donc essayer de vous en dire un peu plus sur cette schize, pour vous faire saisir en quoi cette notion concerne le rapport au réel.

La schize de l’œil et du regard.

Cette schize repose d’abord sur la préexistence du regard à l’œil, ce que Lacan appelle la pousse du voyant et qui fait que « je ne vois que d’un point, mais dans mon existence je suis regardé de partout (XI‑69). » Cette préexistence institue le champ du visible, dans lequel nous sommes. Pour être vu (mais aussi bien pour ne pas l’être), il faut que quelque chose regarde. Imaginez que tout à coup, vous disparaissiez du champ du visible. Je crois que quiconque vivant cette mésaventure en éprouverait un grand embarras. D’ailleurs, ne parle-t-on pas communément de l’importance du regard d’autrui ? Nos patients nous le rappellent et nous ne devons pas oublier qu’encombrant ou rassurant, le regard est constituant, puisqu’il nous « fait conscience » (XI‑71) comme dit Lacan.

L’œil en tant qu’organe vient donc au monde après le regard. Lequel ne sera pas sans incidence sur la fonction de l’œil, c’est‑à‑dire la vision. Il bouche la vue en quelque sorte. C’est un objet qui surgit dans le champ de la vision quand quelque chose est mis en jeu du côté du désir. Tant que nous essayons d’en jouir, il bouche la vue sur la castration comme le précisait Michel Bousseyroux (le 18 octobre 2002 au CCPSO de Montauban), c’est‑à‑dire sur le point aveugle d’où il part. Dans le visible, le regard ne peut saisir son origine. Pour un sujet c’est là où il n’est rien d’autre que ce point d’où part son regard : il se réduit même à ce point dans le regard. Mais c’est un point qu’il ne pourra jamais appréhender, qui lui demeurera mystérieux, un point mort comme on parle d’un angle mort (là où l’œil ne voit pas). Je regarde, mais jamais je ne vois d’où je regarde. Ce point d’où je regarde un tableau, l’être aimé où le monde, ce point d’où part mon désir et qui n’est pas sans évoquer la Chose comme objet perdu, me reste insaisissable tant du point de vue du regard que de celui de la vision.

Il y a donc un rapport impossible entre ce point d’origine du regard et la vision comme fonction de l’œil. Quand on regarde, il y a toujours quelque chose de perdu pour l’œil. J’insiste sur ceci pour faire sentir que le regard n’est pas une voie qui permette d’appréhender le réel dans sa globalité. Ici aussi, comme avec le problème du beau, se marque une limite quant à l’accès au réel.

L’art d’approcher le réel.

C’est en quoi la fonction de la peinture, telle qu’elle est envisagée par Lacan, est précieuse au psychanalyste. Elle met l’accent sur cette impossibilité à rejoindre ce qu’il y a au-delà de l’apparence, dont le sujet reste toujours dans l’ignorance. Habituellement il en reste au fantasme. Devant les souliers de van Gogh, il ira s’imaginer peut‑être le mendiant qui aura laissé là ses croquenots, comme le Professeur Demiéville (qui fut son maître à l’institut des Langues Orientales) dans le home où Lacan le rencontre d’abord comme absence en voyant ses chaussures abandonnées dans le couloir (VII‑343). On s’imaginera le chemin parcouru, la détresse de l’homme, sa souffrance. Disons qu’on y projettera facilement tout notre petit monde imaginaire, nos petites histoires, parce que ces souliers se mettent à nous regarder, et qu’ils ne se privent pas de nous le montrer. Ça n’est pas sans effet sur nous, et on essaie de voir d’où ils nous regardent, d’où vient ce regard qui peut‑être nous inquiète. On essaie de voir ce qu’il y a dans l’Autre comme intentionnalité regardante. On se pose peut‑être aussi la question : que me veut‑il ce tableau, à me regarder comme ça ? Dès lors, le regard est piégé. Cela peut fonctionner de cette manière pour un sujet.

Lacan indique comme conséquence de la schize de l’œil et du regard que le jeu de la peinture ne peut être dans une certaine mesure, qu’un jeu de trompe l’œil (XI‑95). La peinture d’un voile (XI‑102), le voile que Parrhasios peint sur le mur et qui trompe Zeuxis, fier, lui, d’avoir abusé l’œil des oiseaux venus se casser le bec sur ses raisins (il s’agit de leurre), et qui lui demande ce qu’il a peint là derrière (il s’agit de trompe l’œil). Cela ne signifie pas que le voile soit si réaliste mais il lui montre ceci que quand il regarde il ne voit pas ce qu’il veut voir. C’est perdu d’avance même. C’est peut‑être à cela que la peinture nous introduit, au réel comme impossible. Elle fait la démonstration que le regard triomphe sur l’œil (XI‑94). Elle ne rivalise pas avec l’apparence car elle donne à l’œil autre chose, au-delà de l’apparence.

Si on reprend la formule de Lacan — Tu veux regarder ? Eh bien, vois donc ça ! — on y entend un certain franchissement. Comme l’invitation à traverser l’écran du fantasme. Qu’à un moment donné les souliers ne nous apparaissent plus comme quelque chose qui trompe l’œil en appelant notre imagination à broder sur ce qu’ils recouvrent comme voile. Mais qu’ils se donnent comme quelque chose du réel, comme l’objet a dira Lacan. Ce qui fait le charme de la peinture, c’est qu’elle apaise l’œil désespéré par le regard. Et ce que le regard désespère en l’œil, c’est le mirage de la complétude, de pouvoir voir le monde entier plus ce point d’où je le regarde — l’œil, pour le dire autrement, est désespéré de sa jouissance par le regard. Avec Lacan, on voit combien la peinture et la fonction du tableau sont propices à faire cette démonstration.

En somme, la parenté de la psychanalyse avec la fonction de la peinture tient à ce que l’une comme l’autre visent à mettre en valeur un point de réel comme ce qui dans l’expérience humaine est premier, déterminant originaire de l’existence — car c’est dans le rapport à ce réel qu’est la Chose que le désir court et nous tient en vie. Hors cette primauté du réel, notre vie toute entière ne serait que pur délire ou rêve.

Voilà ce que nous pouvons avancer, du côté de la psychanalyse. Mais du côté de l’art, ce problème du rapport au réel et de la fonction du tableau, se posent‑ils dans les mêmes termes ?

Conclure sur une question de traversée.

Avant de conclure, je ferai encore un petit détour par le politique. La fraternité d’expérience avec le peintre à laquelle Lacan aspire est peut‑être à envisager  au‑delà des fins éthiques de l’analyse comme pratique clinique — éthique en tant qu’articulée au repérage de l’homme par rapport au réel. La fin de l’analyse peut amener un sujet à se soutenir dans le lien social dans un rapport rectifié au fantasme, parce qu’il aura pu appréhender son au‑delà. Un sujet analysé serait celui qui peut tirer les conséquences du rapport qu’il entretient avec le réel en assumant « en connaissance de cause son impossible à universaliser (Colette Soler « Incidence politique du psychanalyste » paru dans Link n°10) » c’est‑à‑dire un point de réel qui ne concerne que lui. La pratique analytique qui en découle c’est qu’il ne s’agira plus, pour cet analyste, de conduire un sujet à s’adapter à la réalité, mais à assumer dans le lien social ce qui fait sa différence absolue, la singularité de son désir sur lequel il n’a pas à céder. Telle est l’éthique analytique qui introduit à la dimension du politique sous une toute autre modalité que celle de la justice distributive, c’est‑à‑dire au‑delà du principe du bien. L’art se situe­‑t‑il dans la même perspective ? Je fais le pari qu’on peut y répondre oui.

Au fond, l’histoire de la psychanalyse est récente comparée à l’histoire de l’art. Aussi je me posais cette question : la psychanalyse ne serait‑elle pas la reprise, par d’autres voies, de ce que l’homme depuis toujours a mis en œuvre dans ses créations ? J’en resterai sur ces questions qui touchent à ce qu’il en est pour l’art du rapport au réel, du beau et du regard. Pour dire ma question autrement, je la formulerai comme suit. La psychanalyse nous invite à une traversée qui a une portée éthique et des incidences politiques, mais quelle est la traversée à laquelle l’art, depuis toujours nous invite ?

Notes

 

[1] Lacan J., Le séminaire livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), Paris : Seuil, collection Le Champ Freudien, 1973, p.101. (Dans la suite du texte, les références à cet ouvrage sont signalées entre parenthèses par le numéro du séminaire suivi du numéro de la page)

[2] Lacan J., Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959‑1960), Paris : Seuil, Le Champ Freudien, 1986, p.21. (Dans la suite du texte, les références à cet ouvrage sont signalées entre parenthèses par le numéro du séminaire suivi du numéro de la page)

[3] Mauss M., « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (1923‑1924) in Sociologie et anthropologie, Paris: PUF, collection Quadrige, 1991 (4éme Ed°).

[4] Lacan J., « Réponse à une question de Catherine Millot – improvisation : désir de mort, rêve et réveil » (1974), Parue dans L’Âne, 1981, n°3, p.3 : « On ne se réveille jamais : les désirs entretiennent les rêves. La mort est un rêve, entre autres rêves qui perpétuent la vie, celui de séjourner dans le mythique. C’est du côté du réveil que se situe la mort. La vie est quelque chose de tout à fait impossible qui peut rêver de réveil absolu. » (Souligné par moi)

[5] Lacan J., « Ouverture de la section clinique » in Ornicar ? n°9, 1977.

[6] Lacan J., Le séminaire livre IV : La relation d’objet (1956‑1957), Paris : Seuil, collection Le Champ Freudien, 1994, p.218.

[7] Lacan J., Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959‑1960), Paris : Seuil, Le Champ Freudien, 1986, p.251.

[8] Lacan J., Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse (1959‑1960), Paris : Seuil, Le Champ Freudien, 1986, p.217.