Thierry Boyer – après-coup

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28 mars 2014 : Le travail révèle la pensée. Cette phrase de Thierry Boyer a été pour moi un cadeau précieux qui résonnera encore longtemps. Son exposé en a été la démonstration. Démonstration d’une distance critique à son oeuvre qui lui permet de nous transmettre ses questions. La dialectique du fort et du fragile s’impose dès ses premières sculptures : le verre et l’acier y sont conjoints dans un rapport très intime. Le fort semble tenir du fait du faible. Le verre et l’acier sont des matières qui font écho à son environnement d’alors, chargé d’une histoire industrielle. Ces oeuvres, fortes, sont très élégantes et très impressionnantes. Thierry Boyer ous a indiqué comment des résidences et des déménagements ont produit des changements dans son travail pour arriver aux germinoscopes qu’il explore actuellement. La métaphore industrielle a fait place à une approche plus contemplative de la nature convoquée dans des petites cellules où a lieu l’observation dont résultent photographies et vidéos présentées au Frigo. Les photographies d’insectes prises en macro m’ont paru énigmatiques d’abord. Mais mises en regard avec cette sculpture qu’est le germinioscope, elles prennent une autre dimension. Donnée brute de la concentration de la vie naturelle sous l’oeil de l’appareil photo, dans cette serre que je me suis mis à comparer au loft de la télé-réalité.

Cette métaphore a déjà été donnée à Thierry Boyer, pour qualifier sa recherche de travail sur la vacuité. Il n’est bien sûr pas question de ça. Et si cette métaphore persiste dans mon idée bien que je la trouve bête, il me faut en dire un peu plus. J’ai l’intuition que ce travail interroge précisément le regard. Là où la télé-réalité le sature de ce dont il serait en appétit (tout voir), le travail de Thierry Boyer lui propose de voir d’où il regarde. La référence à l’entomomogie questionne la place du regard du scientifique (mon travail le plus high tech disait Thierry Boyer), et peut-être plus largement de la façon dont la science par souci d’objectivation, exclu que le chercheur soit inclu dans le regard. Faute de quoi il ne voit pas l’effet de sa présence sur ce qu’il regarde. Les photographies de Thierry Boyer ne proposent pas une vision objective de leurs sujets. Elles sont plutôt des portraits dans tout ce que ça a de subjectif. Plusieurs de ces portraits semblent même nous regarder : des grappes d’oeufs paraissent des yeux, les leurres sur certains papillons. Le grossissement de ces petites bêtes les rend apparemment plus fortes. Le germinoscope permet en les capturant de les mettre dans des conditions de lumière qui permet une capture photographique forte. Le germinoscope rend fort ce qui est faible et fragile, ce qui est rare comme le sphynx du chêne qui n’apparaît que quelques jours par an. Les insectes, si je ne me trompe pas, font partie des espéces les plus anciennes : fragiles certes, mais résistantes. On retrouve donc cette question qui s’affirmait avec évidence dans la sculpture, sous une forme plus complexe. Thierry Boyer nous expliquait d’ailleurs comment ce travail ouvrait pour lui de nouveaux territoires d’exploration. Se tenir à ses questions, y travailler sans relâche, c’est sûrement ce que les artistes nous montrent le mieux. Je trouve cela toujours émouvant. Emouvant parce que cette détermination sans faille qui peut se passer de l’analyse (tout en étant parente de celle-ci) est à mes yeux ce qui donne force à la vie. Pas (simplement) à celle de l’artiste, mais à quiconque veut bien consentir à ce que le travail (de l’artiste) révèle la pensée.

Je finirai sur les polypores. Dans son observation de la nature, Thierry Boyer a réalisé une série d’empreintes de ces champignons. Elles évoquent sans équivoque des tranches de cerveau issues de l’imagerie médicale. Thierry Boyer me disait après-coup qu’il était curieux de savoir ce que des psychanalystes pouvaient en dire. Je lui ai répondu que Lacan s’amusait parfois à dire qu’il pensait avec ses pieds. Ma réponse ne m’a pas satisfait, aussi je la complète. La biologie et la neurologie sont devenues des sciences reines dans le champ du psychique. L’imagerie cérébrale sert à déceler divers troubles, on les scrute comme on le ferait dans le marc de café pour y trouver révélation de certains tourments de l’âme. Je trouve finalement que la production de ces images imaginaires de cerveau, extrêmement poétiques, est une sorte de question adressée à notre époque si soumise à l’image. Au point que l’image du cerveau supplante ce que chacun peut dire de lui. Ramené à sa dimension organique et détachée de son origine humaine, ce cerveau issu d’un champignon dit à quiconque le regarde que l’objet qu’on voit dès lors qu’on interprète est avant tout celui qu’on imagine. L’organe cerveau n’est rien d’autre qu’un organe, réel mais sans parole. Ce qui parle est ailleurs, dans le travail qui révèle la pensée. L’exposé de Thierry Boyer nous a permis de saisir d’une manière limpide son invitation au travail de la pensée. Mais aussi pour reprendre le coeur de ses questions, à scruter, mettre en valeur le faible, le pousser dans ses retranchements, pour en révéler le caractère essentiel, nécessaire et probablement très solide. Il me semble qu’en ce sens, son intention est très parente de celle du psychanalyste.

Post-scriptum le 7 juin 2014 : J’ai écrit ce texte le lendemain de la rencontre au Frigo1. En le saisissant dans mon ordinateur aujourd’hui, j’entends cette phrase qui m’est restée dans l’oreille autrement encore, ou plutôt, j’éprouve le besoin de mettre en valeur un point de vue qu’elle me semble introduire. Le travail révèle la pensée : peut-être qu’il faut entendre aussi que ce n’est pas la pensée qui produit ce travail, mais qu’elle est le fruit du travail, qu’elle n’est pas saisissable sans travail certes, mais qu’elle ne se produirait pas sans lui. Le travail permettrait le pensable. J’insiste là-dessus pour au moins deux raisons. D’abord j’y vois un lien évident avec la pratique de l’improvisation qui m’intéresse au plus haut point. Mais aussi parce que cette façon de voir subvertit l’idée que nous avons trop facilement que la pensée précède et rend possible un travail. Là aussi, on peut voir une parenté avec la psychanalyse qui encourage le travail de parole pour saisir la pensée à l’oeuvre.

Rémi Brassié

séminaire Création Psychanalyse Politique

1Thierry Boyer, dans le cadre de son exposition au Frigo a bien voulu répondre à l’invitation du séminaire Création Psychanalyse Politique, pour venir nous parler de son travail et échanger avec nous.

Ce texte a été publié dans le cahier de résidences 2013 du musée du verre centre d’art de Carmaux.