Vers une troisième modernité

par

À propos de La bataille politique de l’enfant1 par Marie-Jean Sauret.

Ce livre, au-delà de l’enfant, traite de l’infantile, de l’enfant que l’adulte parle sur le divan, de la structure (« ce qui ne se développe pas »1). Il est l’occasion de repréciser la question de la structure comme celle du Discours Capitaliste, pour entrer dans le débat de cette bataille politique de l’enfant.

De la structure, retenons la double naissance de l’humain, biologique d’abord puis au langage. C’est l’opération d’interprétation par la mère du cri du nourrisson qui le fait naître pour la deuxième fois : comme sujet. Dès lors baigné dans le langage, le petit humain est voué à se poser la question de ce qu’il est. La filiation est une première réponse : être fils ou fille de, et la famille la première invention humaine pour répondre de son existence.

Mythes et religions ont d’abord fourni le fondement ontologique de la question propre au psychique. L’avènement de la science est celui de la certitude objective. Avec elle, la religion est mise à mal pour répondre de l’être, et la subjectivité se trouve rejetée de la réponse. La science ouvrira au libéralisme philosophique et politique, soit à la libération des humains de leur soumission à la croyance : le père comme figure d’autorité est mis en question. La vérité objectivée sera la première modernité, accompagnée d’un autre libéralisme : économique.

C’est la collusion de la science (qui exclut la subjectivité) avec le libéralisme économique (qui érige la valeur et le calcul comme fondement du lien social en place des religions) qui produira le Discours Capitaliste. Celui-ci n’est pas sans incidences sur la subjectivité, et c’est avec ce sujet aux prises avec ce lien social que Freud invente la psychanalyse. Il découvre comment les humains se sont inventé une religion privée, la névrose, pour pouvoir vivre dans ce monde moderne. Nous n’en sommes plus au temps de Freud et Lacan nous rappelle Marie‑Jean Sauret, au point que certains parlent désormais d’une « nouvelle économie psychique » (Lebrun et Melman) à la suite de l’invention du concept d’état limite. On constate une mutation du monde et de la subjectivité, devenus calculables par un savoir de forme paranoïaque. L’incidence s’en fait sentir sur chacun qui doit faire face à la question subjective malgré un recours à l’œdipe et la castration rendus difficiles. Y a‑t‑il vraiment de nouveaux sujets ou de nouveaux symptômes, ou bien de nouvelles modalités de l’accueil de la parole à inventer ?

Dans ce moment dit postmoderne, et que Marie‑Jean Sauret épingle du terme de « deuxième modernité »1 pour ouvrir à « une troisième »1 qui est à inventer, les sujets sont plongés dans un univers qui fait promesse d’une jouissance possible et y pousse. Les effets sont multiples et Marie‑Jean Sauret nous en rend sensibles quelques uns : l’enfance généralisée dénoncée par Lacan, la maltraitance des enfants (Marie‑Jean Sauret nous demande si nous aimons les enfants, et au-delà la vie), les modalités nouvelles que des sujets inventent pour tenir dans ce monde (branchement sur l’objet, retrait du monde, etc.). Pour que ces effets laissent au sujet une chance de ne pas y laisser sa peau, ils ont besoin d’être interprétés, ou supposés être des modalités de protestation ou de résistance subjectives pour être constitués en symptôme. La psychanalyse dans ce monde sans limite, pourrait bien être la seule chance possible pour les sujets en souffrance. À condition de ne pas se laisser prendre dans le piège du scientisme.

Marie‑Jean Sauret nous invite, face au constat d’un monde qui court à sa perte, à réinventer la psychanalyse pour qu’elle soit à la hauteur des enjeux subjectifs de notre époque, et au-delà, à penser ce que pourrait être « une troisième modernité »1 et ce qui pourrait prendre le relais du psychanalyste. Ce livre ne paraît pas se soucier d’assurer l’avenir de la psychanalyse, mais plutôt celui de la substance humaine (pour reprendre ici cette expression de Lacan chère à Michel Lapeyre). « La psychanalyse au chef de la politique », formule de Lacan (livre XVIII) que nous avons coutume d’entendre, prend ici tout son sens : ce livre n’est pas en effet un plaidoyer pour la psychanalyse qu’il ne s’agit pas de faire primer sur la politique. Et c‘est sûrement via le « génie de la structure »1, sans négliger de se mettre à l’école du psychotique (qui en connaît un rayon pour ce qui est de faire autrement qu’avec l’œdipe et la castration), que le lecteur de ce livre pourra le prolonger dans « une pensée qui ne serait pas trop coupée des actes »1, vers cette troisième modernité où la politique ferait cas de la psychanalyse ou mieux : du symptôme.

Rémi Brassié, Albi le 7 août 2017 – publié dans l’être du pari n°2 (aout 2017), bulletin du pari de Lacan

1Marie-Jean Sauret, La bataille politique de l’enfant, Toulouse, Érès, 2017.